Nous en sommes en 1984 et deux individus déjeunent au Harvard Faculty Club.
Le premier est le musicologue allemand Christoph Wolff, éminent spécialiste de Jean-Sébastien Bach. Il a été sollicité par le second pour répondre à la question suivante: quelle est la meilleure édition du Clavier bien tempéré?
L’interlocuteur de Wolff n’est ni musicologue, ni étudiant en musique, ni pianiste classique, ni critique musical. Il s’agit plutôt du jazzman John Lewis, qui s’apprête à enregistrer plusieurs albums d’improvisations basées sur les préludes et fugues de Bach.
La démarche de Lewis n’est d’ailleurs pas atypique dans le monde du jazz.
Keith Jarrett, Brad Mehldau, Bud Powell, Oscar Peterson, Charlie Parker — pour ne citer qu’eux — ont tous enregistré des albums inspirés de Bach ou étudié son œuvre.
Paul Lay, professeur de jazz au Conservatoire national supérieur de Paris s’inscrit dans cette lignée et présentera son concert Bach’s Groove, le 2 décembre au Studio TD à Montréal.
Mais comment expliquer cet intérêt que les jazzmen portent à Bach? Qu’est-ce que les interprètes d’un style associé à la spontanéité et à la vie nocturne recherchent chez ce vieux compositeur allemand, profondément religieux?

Bach, ou l’art de se préparer à l’arène du jazz
Pour répondre à cette question, tâchons de nous mettre dans la tête d’un jeune musicien des années 30 ou 40.
Le milieu jazz ouvre des chemins vers la gloire, mais est très compétitif. Les novices se voient accorder très peu de temps de jeu dans les principaux clubs, et ont intérêt à faire bonne impression pour espérer gravir les échelons.
Comment bien se préparer à un tel défi? Les écoles de jazz n’existent pas encore, et les professionnels gardent jalousement leurs secrets…
La musique classique, dont on vante souvent la grande sophistication, pourrait-elle aider notre apprenti jazzman à progresser?

Après un premier survol du répertoire, la réponse semble être : pas vraiment. On y trouve surtout des pièces qui favorisent l’ensemble, la combinaison des différents instruments au profit d’un tout cohérent. Alors qu’en jazz, le musicien ne peut pas s’appuyer sur l’ensemble. Il doit prouver sa valeur à travers ses solos, autrement dit, à travers sa capacité à créer une mélodie riche, autosuffisante et captivante.
Mais en approfondissant un peu la recherche, on tombe sur les Sonates et Partitas pour violon seul et les Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. Le compositeur semble s’être donné un défi intellectuel: composer des pièces intéressantes pour instruments mélodiques seuls (c’est-à-dire des instruments qui ne peuvent jouer qu’une note à la fois, et sont donc normalement intégrés à des ensembles).
Parmi les solutions trouvées, on pense notamment aux mélodies qui sautent d’un registre à l’autre pour créer une illusion de polyphonie. Autrement dit, pour donner l’impression que plusieurs instruments sont entendus simultanément.
Voilà exactement ce dont avait besoin notre jazzman en herbe, qui a pour mission d’en mettre plein la vue avec sa seule trompette.
Les pièces pour violon et violoncelle solo de Bach sont donc devenues des exercices incontournables pour plusieurs générations de musiciens jazz, qui les interprètent à la guitare, à la basse, au saxophone, à la trompette, et bien d’autres!
Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’être musicologue pour percevoir la ressemblance entre la Sonate no 3 en ut majeur de Jean-Sébastien Bach et le solo improvisé par John Coltrane sur Giant Steps! Dans les deux cas: des mélodies un brin hyperactives qui voyagent sans cesse entre les registres aigus et graves.


Une harmonie universelle?
Les vertus pédagogiques de son œuvre ont certainement contribué à faire de Bach une importante figure du milieu jazz. Mais est-ce là toute l’histoire? Y a-t-il une autre raison pour laquelle ses pièces sont si souvent jouées et utilisées comme support à l’improvisation par les musiciens jazz?
Nous entrons dans un terrain un peu plus abstrait… Mais nombreux sont ceux qui partagent cette idée: la musique de Bach est étonnamment propice à être détachée de son contexte d’origine.
Ce qui est d’ailleurs une caractéristique assez rare. Un nocturne de Chopin, malgré ses qualités évidentes, peut difficilement être interprété sur un instrument autre que le piano et évoquer autre chose que la mélancolie romantique. Il en va de même pour la plupart des compositeurs et des styles.
Chez Bach, par contre… Une fugue, à l’orgue, dans une église, créera une atmosphère recueillie, spirituelle. Et cette même fugue, à la guitare électrique, dans un stade, créera une atmosphère excitante, endiablée, sans générer la moindre sensation d’étrangeté ou d’anachronisme.
Comme si l’harmonie de Bach avait l’étonnant pouvoir de transcender les styles et les époques. Comme s’il avait mis le doigt sur des règles musicales universelles qui s’adaptent à tous les contextes.
Êtes-vous sceptique? Vous auriez bien raison de l’être! Après tout, nous sommes le festival Bach, nous pourrions avoir un parti pris.
Il y a une façon d’en avoir le cœur net: rejoignez-nous le 2 décembre pour le concert Bach’s Groove du Paul Lay Trio et voyez par vous-même!
L’équipe du Festival International Bach Montréal